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Le Lignon, un adorable grand village

Un jeune journaliste indépendant est venu me rencontrer pour parler du Lignon. Le Temps a publié son article.

Le Lignon, «un adorable grand village»

Richard Etienne

(Keystone)

(Keystone)

40 ans après sa construction, la cité du Lignon vient d'être classée par la ville de Genève comme monument. Ses habitants sont ravis. Reportage dans un quartier que certains voient, en ces temps de crise de logement, comme un modèle pour le futur

«Je ne comprends pas pourquoi les gens disent du mal du quartier, on est tellement bien ici.» Marcelle Hodel a 93 ans, dont 20 passés au Lignon. Le tableau de la Joconde sourit dans le salon de son appartement traversant. «Je peux voir le lever du soleil comme son coucher sans sortir de chez moi!»

Genève, bus 7. Plus le véhicule s'approche du Lignon, plus il se vide. A partir d'Aïre, les arrêts sont déjà «sur demande» et, sur les trottoirs, la neige n'est plus déblayée. La banlieue mériterait-elle sa réputation: à l'écart, renfermée dans ses problèmes d'insécurité?

 

Une aventure pour les architectes

La cité fête son quarantième anniversaire cette année. En fanfare: depuis peu, elle a été classée comme monument par l'Office du patrimoine et des sites. La plus longue barre latérale habitée d'Europe ? 1060 mètres ? est désormais protégée. Les deux tours aussi. La plus grande est la deuxième plus haute de Suisse: 91 mètres. Le génie des architectes est enfin récompensé.

En 1970, le domaine agricole des Grebattes n'est plus. Le 2780e appartement n'est pas encore totalement construit, la 10?687e chambrée pas tout à fait prête, les ouvriers travaillent encore, mais le Lignon, et ses millions de litres de béton, de fenêtres identiques et ses planches de red wood importées des Amériques, est officiellement ouvert. 952?000 m3, 84 immeubles juxtaposés. Le monstre peut abriter 10?000 personnes. Il est le premier symptôme de la crise du logement des années 1960 qui n'avait rien à envier à celle d'aujourd'hui.

 

Une réputation usurpée

Il fallait construire vite. Louis Payot, architecte principal du Lignon, se souvient: «Chaque appartement sortait du coffrage comme le pain d'un four.» Il en coulait jusqu'à six par jour. Quand la charpente a été érigée, les ouvriers ne se sont pas contentés d'un sapin. Un des entrepreneurs, colonel dans l'armée, a amené des projecteurs de la DCA [défense contre avions] pour illuminer l'?uvre. Pour fêter, aussi: «Nous avons fait venir des filles des cabarets. Elles ont très bien dansé, les ouvriers montaient sur l'estrade.»

 

D'autres projets pharaoniques devaient voir le jour. Certains imaginaient déjà une Genève aux 800?000 habitants. Les Avanchets, les Palettes, la cité satellite de Meyrin ont certes émergé mais les réalités commerciales et le manque de volonté politique ont eu raison des autres idées. Les Genevois n'étaient pas encore prêts. C'est que ces cités amas de béton sont à l'image du Lignon: elles font peur.

Thierry Apothéloz est le maire de la commune de Vernier (dans laquelle se situe le Lignon) depuis 2003. Selon lui, l'architecture spéciale du bâtiment explique sa triste réputation: «De la route adjacente du Bois-des-Frères, la cité s'érige comme une immense barrière angoissante. Et laide: certains ont pu dire «cage à lapins.» Mais vu de l'intérieur, c'est tout le contraire: le mur semble protéger un univers qui a à peine besoin de l'extérieur. Car la cité ne manque de rien: centres commercial, médical, sportif, pharmacie, églises, minigolf, piscine, brasserie, pizzeria, caissettes de journaux, toilettes publiques, poste, salle des fêtes, club des aînés, blanchisserie, épicerie, Western Union, une ferme, des chevaux. «Tout y est. C'est l'avantage mais aussi l'inconvénient du quartier», poursuit Thierry Apothéloz.

 

Car, à part pour travailler, les résidents n'ont pas besoin de sortir. Ce qui marque les identités: «Les gens se sentent du Lignon et non de Vernier», dit le maire. La commune est un conglomérat d'entités mal reliées par les transports publics. «Elle n'a pas de centre: les gens des Avanchets ne viennent pas au premier août du Lignon.» Les autres Genevois non plus. Même les journées portes ouvertes peinent à contrer la tendance: la barrière fait office de frontière. Et d'aucuns de parler de ghetto. «Les gens ne connaissent pas le Lignon et l'ignorance attise la peur.»

«Certains jeunes se sont construits dans cette image de banlieue», continue Thierry Apothéloz. Car la conscience de vivre à l'écart fait partie intégrante de l'identité du coin. «Ils se sont revendiqués d'une cité sans foi ni loi, ce qui a conduit les médias à véhiculer une image très négative du Lignon.» A la fin des années 1990, des actes de vandalisme sont commis à travers la cité. Une maison associative est brûlée en 2002. Des jeunes, lit-on dans les journaux, sèment la terreur: on parle de «plaque tournante de drogue», «viol», «guerre de clans». Les tours ont même été réputées pour leurs suicides. La sinistre image a desservi les habitants du quartier.

 

Une vie associative intense

«Les employeurs ont longtemps refusé d'embaucher les gens du Lignon», regrette le maire. Il a fallu réagir: depuis plusieurs années, mairie et associations se mobilisent pour dynamiser la vie de quartier. Les jours de congé et les soirs, un jardin robinson et des maisons de quartier accueillent les enfants et proposent des activités pour adolescents. 27 associations sont présentes entre Aïre et le Lignon. Résultat, les jeunes sont occupés. Un abri de la protection civile a été transformé en studio d'enregistrement. Les habitants, stimulés, proposent des projets. Une partie de la place du Lignon se transforme ainsi en patinoire chaque hiver et en terrain de beach-volley, l'été. Un médiateur entre les autorités et les résidents travaille à plein temps. Cherif Messaoudi, travailleur social du quartier depuis 2003, raconte: «Ici, tout le monde collabore, comme dans un village et c'est un grand succès: les jeunes sont très attachés au tissu associatif du quartier et les actes de vandalisme sont rares.» Et Thierry Apothéloz de corroborer: «Nous n'avons pas attendu 2010 pour fêter le quarantième anniversaire. Les célébrations ont commencé il y a deux ans déjà.»

 

Depuis plusieurs années, les statistiques de la police démentent les rumeurs: il n'y a pas plus de délits au Lignon qu'ailleurs dans
le canton. Les médias depuis peu se prennent au jeu. Et ils viennent de loin: TF1 parle en prime time de «modèle de banlieue dont la France ferait bien de s'inspirer». Le magazine Géo revient sur la «magnifique piscine du sommet de la plus grande tour». La TSR évoque le plaisir de vivre ici. Mais Thierry Apothéloz reste sceptique: «Les campagnes médiatiques négatives ont été tapageuses.»

A Genève seuls les résidents du Lignon et leurs proches semblent se rendre compte du changement. La cité compte 6800 habitants contre 5500 il y a quelques années. Les jeunes générations, qui avaient quitté le quartier, reviennent en famille. L'endroit est idéal pour les enfants: il y a une crèche, des écoles et les voitures circulent sous terre. Les écoliers sortent en toute sécurité dans le parc. Les balades au bord du Rhône font rejaillir la nature. Chevreuils et castors pointent souvent le bout de leur museau. Nous sommes pourtant à dix minutes du centre de Genève.

 

Pendant longtemps, le Lignon fut un quartier ouvrier. Aujourd'hui, il regroupe des corps de métier variés ? fonctionnaires de l'ONU, architectes, politiciens, physiothérapeutes ?, des classes sociales pas forcément défavorisées et des chômeurs. Comme partout. Les ouvriers retraités se rassemblent régulièrement dans la brasserie de la place, le Sherlock's. On y entend presque autant l'espagnol, l'italien et le serbe que le français. Les communautés africaines et sud-américaines sont elles aussi importantes. Le Lignon recense une centaine de nationalités et des gens de tous âges. Beaucoup de personnes âgées. Des litiges entre jeunes d'autrefois, il ne reste presque rien. Hormis un peu de bruit parfois, en début de soirée, près du Sherlock's.

Mais pas au détriment de la bonne ambiance car celle-ci est inhérente à l'endroit. Les immeubles et le Rhône entourent la place. Les gens sont amenés à se retrouver, naturellement. «On se croirait dans un adorable grand village», confirme Lily Blanchard. Ses albums de photos rappellent qu'elle a dirigé la chorale du Lignon pendant 35 ans. Le bâtiment est construit en un bloc pour que la surface habitable prenne le moins de place possible ? seul 8% du site est couvert par les immeubles ? et pour que tous puissent profiter du soleil, comme Mme Hodel.

 

Un modèle pour le futur?

La cité prévoit de se mettre à la page. «L'Ecole polytechnique de Lausanne et l'Université de Genève ont mené une étude visant à diminuer la consommation énergétique du bâtiment», explique Jean-Pierre Garnier, président du Comité central du Lignon, un organisme qui gère la vie pratique du quartier. Les façades seront bientôt refaites. Le Lignon deviendra minergique. Jean-Pierre Garnier continue: «Le site est protégé. On a le droit de ne rajouter qu'un seul étage au-dessus du centre commercial.» Lequel n'a pourtant qu'un rez-de-chaussée. C'est qu'il ne faut pas gâcher la vue. Mais au rez-de-chaussée on est libre. L'artiste suisse Hans Erni en a profité pour raconter en 84 gravures l'histoire de Candide selon un ancien habitant du coin: Voltaire.

 

Le modèle de la cité pourrait à nouveau être proposé car la crise du logement s'aggrave», insiste Louis Payot. Les architectes viennent de loin ? jusque du Japon ? pour s'inspirer. La barrière, un exemple pour le futur? «Voilà une bonne idée mais il faudrait en construire beaucoup.» Payot s'explique: «Le Lignon est un assemblage de pièces préfabriquées. Plus on construit d'ascenseurs identiques, moins c'est cher par pièce.» Il n'est donc pas déraisonnable de penser que le Lignon, agréable, classé, bientôt minergique, se reproduise. Suivra-t-il le destin de la Tour Eiffel, controversée avant d'être lentement mais sûrement acceptée par sa ville?

 

Source : http://letemps.ch/Page/Uuid/da234866-2bb5-11df-b524-01b4a3c0eb4f/Le_Lignon_un_adorable_grand_village

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